samedi 28 janvier 2012

La plantation - jeu d'écriture


Louis avait tout eu pour être heureux. Sa maman travaillait à la maison pour Madame, et son papa dans la plantation de coton de Monsieur. Ces gens étaient profondément bons et humains. Ils prenaient toujours la défense de leurs employés, face à leurs amis ou la justice, s’ils les savaient innocents. Lorsque sa maman était tombée enceinte, elle avait craint de se faire renvoyer mais au contraire, Madame l’avait dite irremplaçable et s’était montrée pleine d’attentions. Elle-même enceinte, elle lui avait offert les soins de son propre médecin pour l’accouchement. Elle lui avait aussi laissé prendre le temps de se remettre de cette grossesse douloureuse. Madame s’était rapidement prise d’affection pour ce petit bébé accroché dans le dos de sa bonne tandis qu’elle nettoyait la maison.
Très vite, elle et son mari avaient proposé aux Lewis que leur fils soit élevé avec Mary et William, né peu après Louis. Bien qu’ils connaissent leurs patrons depuis longtemps, ils avaient été surpris de cette offre si inhabituelle, car en 1931, un enfant noir n’était pas élevé avec les enfants des riches familles blanches. Et pourtant, les Dornway y tenaient, et espéraient ainsi devenir moteur de changement dans cette société suddiste sclérosée où le Ku Klux Klan faisait tant de dégâts.
Louis avait été intégré à la nurserie avec les enfants, qui étaient devenus des compagnons de jeux, des membres d’une même famille. William était son frère de lait, et les trois étaient devenus très complices en grandissant, malgré les différences de couleur, de statut, de sexe. Louis se rappelait aujourd’hui le bonheur qu’ils avaient lorsqu’ils se couraient après sur la pelouse du jardin, qu’ils se faisaient mordiller les oreilles par le bavard perroquet de l’oncle Jim, ce vieux jardinier noir qui leur racontait des histoires à vous faire frisonner, et leur apprenait à tailler les astragales. Ils aimaient cueillir des bouquets pour leurs mamans, rendre visite aux travailleurs de la plantation et leur apporter de l’eau et leur casse-croute. La vie de ces trois enfants avait été remplie de douceur et d’amour : tous les domestiques les aimaient et leur transmettaient leurs savoirs : la cuisinière leur avait appris à faire de la marmelade, à découper un pamplemousse sans se piquer les yeux, à trousser un canard et à cuire du choux rouge. Tout le monde vivait en parfaite harmonie dans cette maison où égalité, respect, et humanité étaient les maîtres mots.
Lorsqu’ils étaient lavés par la nurse, les deux petits garçons jouaient avec la mousse que faisait le savon dans le bain, chantant en chœur certains gospels que Louis entendait résonner dans l’abside, lorsqu’il allait à la messe du dimanche dans l’église du Père Léopold, dans le quartier noir. Les enfants Dornway aimaient que les domestiques de la maison leur racontent leur vie, leurs coutumes. Les ragots que colportaient les amies de leur mère sur les nègres les choquaient malgré leur jeune âge. Ces vamp avant l’heure n’avaient rien d’autre à faire que de séduire les maris des autres et de rabaisser un peu plus ces nègres qui ne méritaient, selon elles, que le gibet.
Louis avait eu une vie baignée d’affection et de désirs simples. Mais il venait d’arriver au carrefour de sa vie, à onze ans à peine. Et ce n’est pas lui qui pourrait choisir son chemin. Assis sur son lit, les yeux secs, le corps vidé de larmes, il regardait le raie de lumière sous la porte, et entendait des bruits venant d’en bas. Cette nuit d’insomnie du 5 juillet, il s’en rappellerait toute sa vie. Alors que le pays entier fêtait l’indépendance, s’émerveillant des feux d’artifices tourbillonnants dans la pénombre du ciel à présent illuminé, ses parents ainsi que quelques autres personnes avaient été pris au piège.  Des membres du tristement célèbre Klan les avaient coincés sous le prétexte vague qu’ils n’avaient pas respecté la tarification des nègres pour regarder le spectacle. Ils avaient été poursuivis, attachés, lynchés et pendus. Lorsqu’on les avait retrouvés le lendemain matin, le corps mutilé de coups de pierres, Louis n’avait pas voulu y croire, c’était un mensonge. Le désespoir était arrivé trop vite dans le cœur de cet enfant trop jeune pour affronter cela. Lorsqu’il se rendit à l’évidence douloureuse, à travers ses larmes, l’image de ses parents chéris se matérialisait sans cesse, telle un hologramme insaisissable. 

Les mots imposés pour cette nouvelle édition de De mots une histoire : pamplemousse – bonheur – insomnie – feu – artifice – mensonge – niais – pelouse – tarification – irremplaçable – vamp – tourbillon – pierre – choux – abside – mousse – choeur – douceur – désir – marmelade – trousser – perroquet – carrefour – bouquet – bas – lumière – désespoir – astragale – hologramme
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13 commentaires:

  1. Encore une fois... Quel talent!! Bravo Blanche... Tu arrives à nous faire voyager tout de suite, à nous faire entrer dans ton univers.
    Bravo bravo!!

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    1. Coucou Charlotte et merci beaucoup pour ton petit mot! Je suis contente que le texte puisse entrainer dès le début, il vivait en moi depuis plusieurs jours!
      Bisous!! <3

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  2. Tu es vraiment douée, j'ai adoré ton texte
    Bon dimanche
    Bisous ma belle

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    1. Bonjour bonjour chère Sylvie, et merci pour ce petit mot! Ce texte m'a touchée, ça a été dur de supporter la tristesse de la situation du petit Louis, donc accoucher de ces mots a été bizarrement difficile!

      Bisous et beau dimanche ma belle!

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  3. Comme c'est bon de te lire, apaisant... belle journée, Blanche!!

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    1. Merci chère Douchka! Je te souhaite également une très belle journée! Gros bisous!

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  4. J'ai ajouté ton lien.
    Ce texte mériterait d'être beaucoup plus étoffé et d'être retravaillé en nouvelle.

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    1. Merci Olivia!
      Et bien, je n'avais pas vu le texte sous cet angle, mais c'est une idée! Après tout, pourquoi pas...? :-)

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  5. La fin est douloureuse mais tu m'as vraiment fait entrer dans ton texte ! Bravo tu es vraiment douée :)

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    1. Merci chère Gaëlle ! Oui, la fin est très triste... j'en ai été très affectée en l'écrivant!

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  6. Je termine la lecture des différents textes de notre Désir d'histoires avec ton texte. Je dois dire que je finis avec une grosse tristesse pour ce Louis mais aussi avec la joie de découvrir ton écriture. Passionnant et dépaysant ! Bravo ! (attention ton "vieux" dans le texte n'est qu'un "veux" ;-))

    Coincoins d'histoires

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    1. Bonjour cher canard, merci beaucoup pour ce commentaire!
      Je n'ai pas encore eu le temps de faire le tour des textes des Désirs : j'ai l'impression qu'il y en un peu plus chaque semaine!

      Merci aussi pour ta correc, je n'avais vraiment pas fait attention, mais mon texte était truffé de fautes : quelle honte! Voilà qui est réparé.

      Coincoins d'histoires, mais dans la mare! ;-)

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  7. et bien, et bien... pfiou ! ouais, tu nous emmène loin, c'est le cas de le dire...

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