vendredi 17 février 2012

Plume de vie - Jeu d'écriture

Elle s'était appliquée sur ses croquis, et allait passer à la mise en couleur à l'aquarelle - la partie qu'elle préférait. Elle avait pris exemple sur le couffin qu'elle avait trouvé dans le grenier de ses grands-parents lorsqu'elle était allée les voir l'été dernier. Dommage, la bourre était trop abîmée pour le récupérer pour Jules. Pendant ces vacances, elle avait croqué les coqs et les poules des voisins, qui essayaient de déformer le grillage de leur enclos pour picorer toujours un peu plus loin. Jules avait très peur du chapon, qui était énorme, mais semblait fasciné par le caroncule des coqs : il voulait sans cesse attraper cette excroissance disgracieuse d'un rouge dont la matière rappelait un peu celle de la langue. Ces bêtes lui avaient rappelé avec amusement les petits poussins de Claude Ponti : elle était allé fouiller dans ses caisses d'affaires d'enfant pour récupérer les livres qui avaient peuplé son monde imaginaire : Pétronille et ses 120 petits, Le Doudou Méchant, L'arbre sans fin... Elle les avait rapportés avec elle, et avait hâte que Jules soit assez grand pour les lui lire. En attendant, elle y puisait son inspiration.

Elle aimait son métier : elle faisait des dessins sur commande, sur divers supports. Là, elle confectionnait un faire-part de naissance. Elle avait aussi une commande d'illustration de livre pour enfant, il faudrait qu'elle s'y mette bientôt.
Elle perçut soudain du mouvement dans la chambre de Jules: il devait s'être réveillé de sa sieste. Un peu déçue, elle reposa son pinceau, ferma sa boite de couleurs, et alla retrouver son bébé. Lorsqu'il la vit, de son petit lit cage, il gazouilla de plaisir, tendant vers elle ses petits bras potelés réclamant amour et protection.
"Mon petit chéri, tu as bien dormi ? Est-ce que tu as faim pour un petit goûter ?" lui dit-elle en le prenant dans ses bras pour l'emmener au salon. Le changement climatique de ce début novembre avait été si inattendu que la maison n'était pas encore assez chaude : elle augmenta le chauffage de la pièce et alluma la radio pour écouter de la musique en le câlinant. Le chat vint ronronner près d'eux, au plus grand bonheur de Jules qui se mit à attraper convulsivement les poils de la pauvre bête qui se laissait faire, sachant qu'il ne lui ferait aucun mal.
L'andante de Chopin se terminait dans un grésillement, comme si les notes souffraient de mourir doucement, quand tout à coup, La Sonate au Clair de Lune de Beethoven fit entendre ses premières notes. Elle fut prise d'un vertige immédiat, sa respiration se serra dans une douleur qu'elle croyait apaisée. Le feu du souvenir se ranima dans son cœur qu'elle senti saigner de tristesse, comme on craquerait une allumette sur une feuille de journal : un embrasement. Cette musique, c'était celle qu'ils aimaient écouter ensemble. Ils avaient été si heureux, toutes ces années. Ils aimaient regarder les catalogue de déco, en écoutant leur disque de Beethoven, et particulièrement ce morceau, pour décider du style qu'ils voulaient donner à la maison de leurs rêves, qu'ils pourraient bientôt s'acheter. Le week-end, ils faisaient toujours un gâteau ensemble, et ils riaient en se gavant de la préparation crue, se barbouillant la bouche de cet épais mélange si délicieux. Il regardait des matchs tandis qu'elle allait à son cours de chant le mercredi. La vie était douce et tout n'était que prétexte au bonheur, aux rires, au retour en enfance.

Et puis un jour, elle s'était rendue compte qu'elle était enceinte. Elle portait son enfant, elle en était ivre de joie, elle s'était sentie légère comme une plume pendant les jours suivants, comme en apesanteur. Elle ne lui avait pas annoncé tout de suite : elle devait d'abord entrer en communion avec ce petit corps qui poussait en elle, elle avait attendu le bon moment pour lui aussi. Elle lui avait annoncé dans la douceur, sans le brusquer. Il était fou de joie. Il sautait partout, alternait entre rire et larmes. Ils firent l'amour toute la nuit, tendrement, heureux. Le lendemain, pour fêter ça, il avait sauté du lit pour aller chercher des bons croissants comme elle aimait. Elle était restée à la maison, se prélassant un peu dans les draps. Et le téléphone avait sonné. Elle avait hésité à répondre, elle était si bien. Et puis elle s'était décidée à descendre prendre le combiné, après tout, sa mamie était malade ces temps-ci. Une voix inconnue. Des mots dont elle ne comprend pas le sens. Le téléphone qui tombe, le hurlement déchirant le silence de la pièce. Fauché. Fauché par une voiture, son sac de croissants sous le bras. Fauché parce qu'il n'avait pas tourné la tête avant de traverser la route. Fauché parce qu'il n'avait pas entendu le moteur se rapprocher. Fauché parce qu'il était le plus heureux des hommes, à s'imaginer devenir papa. Il était mort. Et elle voulait mourir maintenant. A quoi bon vivre, à quoi bon donner la vie, s'il n'était plus là ?

Une lame s'enfonça dans sa poitrine, au souvenir de ce terrible évènement qui avait brisé ses rêves. Elle sanglotait, et Jules touchait les larmes qui coulaient sur les joues douces de sa maman. Il l'interrogeait de ses grands yeux verts, ceux de Mathieu, et le regard roboratif de ce petit être la toucha. Il avait besoin d'elle, elle ne pouvait pas se laisser trop aller. "Mama" interrogea-t-il. Elle se moucha, le serra tendrement contre elle, et lui murmura : "Oui mon petit poussin, maman est là. Je suis triste, mais je t'aime très fort. Même si tu es encore un petit bébé, je vais te parler de ton papa."


Les mots imposés pour Des mots, une histoire, 56 sont : grillage – chat – andante – apesanteur – caroncule – chant – contexte – plume – couffin – barbouillages – croquis – enfant – lame – livre – vertige – saigner – chapon – climatique – catalogue – match – roboratif – sangloter – allumettes – mouchoirs – enfance – préparation – délicieux
Rendez-vous sur Hellocoton !

17 commentaires:

  1. Bon je passe mon tour mais j'ai hâte de lire les écrits de tes lectrices...
    J'aime beaucoup ce texte
    Bisous

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup ma chère Sylvie! Tu peux retrouver les liens de tous les participants sur l'article dédié d'olivia sur son blog désir d'histoires. Bisous !

      Supprimer
  2. Très beau !!!!
    J'adore cette phrase : "Le feu du souvenir se ranima dans son cœur qu'elle senti saigner de tristesse, comme on craquerait une allumette sur une feuille de journal : un embrasement. " magnifique !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci merci merci Julie, je suis contente que ça te plaise!!!

      Supprimer
  3. Très joli texte, bravo (un peu plus poétique que le mien...)!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup la belette, je vais aller lire le tien! C'est chouette que tu y participes régulièrement!

      Supprimer
  4. Un beau texte, bien triste et bon courage à la maman, qui adore Claude Ponti, un bon choix.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je te remercie Wens, oui, je pense que Claude Ponti peut tout guérir!

      Supprimer
  5. Joli texte empreint de douceur et de courage.

    PS Petit tag chez moi !

    RépondreSupprimer
  6. Un très joli texte, don l'histoire est poignante. :D J'aime beaucoup. :D Tu m'as émue. :D

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Ceriat, j'ai été très émue en l'écrivant aussi...

      Supprimer
  7. Très triste, mais aussi de l'espoir grâce aux yeux de Jules :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, j'espère qu'elle s'en sortira, de cette peine qui doit être terrible...

      Supprimer
  8. Bien triste! Mais le petit va lui donner du courage. On attend la suite!

    RépondreSupprimer
  9. Très beau texte... J'ai aimé le rythme de ton texte, il semble suivre la musique qu'écoutent les héros. La fin est terrible bien sûr... Cela m'a émut !!

    Coincoins attristés !

    RépondreSupprimer
  10. Magnifique ton texte!! J'en ai presque pleuré! Bravo!

    RépondreSupprimer

Pour laisser un commentaire, si vous n'avez pas de profil google ou de blog, cliquez sur le menu déroulant et choisissez "Nom/URL" : vous pourrez mettre votre nom ! (les commentaires "anonymes" sans signature ne seront plus publiés)