Le
silence se fit un instant dans la pièce, avant de faire place à un swing
endiablé, signe d’un entr’acte bien mérité pour les danseurs épuisés. Elle
regarda à travers la foule qui reprenait son souffle, timide, mal assurée. Elle
croisait des regards qu’elle n’accrochait pas, se demandant avec qui elle
passerait le prochain quart d’heure. Si elle espérait qu’il fut un bon danseur,
elle se préoccupait surtout de l’attitude de ce partenaire : serait-il
bienveillant, à l’écoute, humble ? Serait-ce un bavard, un drôle, un
guindé, un prétentieux ? La tiendrait-il très serrée ou au contraire à
bout de bras ? Allait-il la guider avec douceur, mollesse, vigueur,
brutalité ? Tant d’inconnus la rendaient nerveuse, comme à chaque
intermède musical. Ses yeux balayaient l’espace, elle ne savait pas si elle
voulait ou non être invitée. Chaque fois le même combat se livrait en
elle : elle redoutait et adorait cet infime moment de la rencontre avec
l’autre ; instant d’éternité empli des promesses de l’inconnu. Elle
oscillait entre regarder ostensiblement le sol, signe qu’elle ne souhaitait pas
danser, ou bien au contraire promener son regard sur les uns et les autres.
Elle ne s’était pas encore décidée lorsqu’un regard l’accrocha, à l’autre bout
de la pièce. Malgré la pénombre, elle ne put s’en défaire. D’un mouvement
perceptible d’eux seuls, ils s’accordèrent cette danse. Personne n’aurait su
dire comment ils avaient communiqué mais déjà, ils étaient reliés par quelque
chose que rien ne pourrait entraver.
La musique
reprit, d’abord doucement puis de plus en plus dynamique. Ils se rapprochèrent tandis
que les sonorités latines offraient à l’imaginaire des évasions exotiques. Très
proches maintenant, face à face, ils prirent une profonde inspiration, les yeux
toujours plongés dans ceux de l’autre. Il l’enlaça d’un bras et lui offrit sa
main libre. Elle répondit à son invite, et tandis que leur étreinte se mettait
naturellement en place, chacun apportant les infimes arrangements pour qu’elle
fût parfaite, elle ferma les yeux et ensemble, ils commencèrent,
imperceptiblement, à tanguer d’un pied sur l’autre afin d’accorder tous leurs
mouvements à l’autre et à la musique. Et la danse commença, unique, concordance
parfaite, éternité momentanée, beauté intemporelle et magique d’une rencontre des
âmes…
Voilà deux semaines que j’ai commencé à
prendre des cours de tango argentin, de façon quasiment intensive puisque
pendant 10 jours j’ai eu des cours quotidiens. Des soirées de pratique et
des Milongas (sortes de Bals) étaient
organisés, à l’occasion du Holi Tango Festival d’Auroville. Ce fut pour moi une
révélation. Je suis plutôt une danseuse de rock (comme je vous le racontaislà), je n’avais jamais pensé au tango que comme une danse incroyable,
inaccessible, terriblement sensuelle et vraiment difficile. Bref, pas pour moi.
Et pourtant… Et pourtant, je prévois déjà de trouver des cours lorsque je
m’installerai à Barcelone dans quelques mois, je pars avec plaisir à Bangalore
la semaine prochaine car je sais que je pourrai y suivre un cours, je bouscule
mes plans pour aller suivre un cours et une pratique à Pondichéry. Cela ne
m’apprend pas uniquement des pas, mais une posture face à l’autre, une
ouverture, une écoute. La sensation que j’ai dans les bras d’un danseur est magique,
intraduisible pour le moment ; je ne cherche même pas à l’expliquer. Si
j’aime danser, regarder les couples se mouvoir sur la piste est pour moi un
vrai bonheur : il est quasiment impossible de savoir quand le danseur va
lancer l’impulsion du premier pas, et pourtant je m’étonne toujours de voir que
la danseuse va presque instantanément suivre son partenaire dans un mouvement
miroir. Incroyable synchronisation, jeux de pieds qui paraissent si complexent
et beaux, corps qui semblent liés
presque comme dans une étreinte amoureuse et ne forment plus qu’une entité
souple, mouvante, quasiment divine… Si le danseur est expérimenté, il pourra
emmener sa partenaire dans des figures qui l’intimidaient lorsqu’elle voyait
d’autres femmes les exécuter. Mais si elle est totalement à l’écoute de
l’homme, et si lui met le soin et la précision nécessaires à chaque pas, alors
elle sera capable de ce que même en rêve elle n’osait espérer.
Je suis complètement débutante, donc j’ai eu
pas mal de difficultés avec certains danseurs, et puis on ne s’accorde pas
toujours bien, expérience ou pas. Mais j’ai eu aussi des tangos fantastiques,
durant lesquels je ne me sentais plus maîtresse de mon corps. Quelque chose de
magique s’opérait ; comme m’a dit un ami : ces tangos-là, ce sont de
vrais voyages, et ce sont des cadeaux qui n’ont pas de prix.